Fréquenter un auteur - Avertissement No 1 : On est tannés de cette question
« Pis, est-ce que t’arrives à en vivre ? »
Telle est la question qui pend au nez du convive informant une nouvelle connaissance qu’il est auteur, ou toute profession artistique autre que « porn star ».
Les gens sont étranges. Quand ils rencontrent un médecin, ils lui parlent de maladies, quand c’est un enseignant, ils lui parlent de pédagogie, mais quand c’est un artiste, ils lui parlent d’argent. Même si c’est aussi absurde que de discuter d’alexandrins avec un comptable agréé.
Le plus souvent, la personne qui réagit ainsi se contente de cacher son trouble face à un domaine qui ne lui inspire aucune réplique pertinente. Elle préfère que la conversation rebondisse sur une question gênante, plutôt qu’elle s’aplatisse dans un silence mortel.
Il arrive néanmoins que l’on perçoit l’amertume d’un artiste refoulé qui cherche à se convaincre de la validité de son choix de carrière raisonnable. La question : « Arrives-tu à en vivre ? » dissimule un ordre : « Dis-moi que tu n’arrives à trouver ni ton style ni ton public, que pour survivre, tu es réduit à emballer des sandwichs de la main droite, de louer la gauche aux compagnies de tests pharmaceutiques, et de prostituer le reste, que la vie d’artiste est un calvaire, que j’ai eu raison de renoncer à mes rêves et de vendre des condos. »
Difficile, pour un auteur, de recevoir ce scepticisme sans une pointe d’agacement. Alors que n’importe quel plombier, avocat ou toiletteur pour chien peut parler de son métier sans préambule, il doit commencer à parler de ses revenus pour être pris au sérieux. Raisonnement étrange. Si gagner de l’argent pour une activité était synonyme de compétence, je n’aurais pas à me plaindre du service clientèle de Bell.
J’ai toujours un malaise lorsque l’on me pose la question que l’on ne devrait pas poser. J’aimerais l’ignorer, et aborder directement les projets qui m’animent, comme je le fais d’habitude avec les gens qui pensent à ouvrir leurs chakras. Mais je crains de passer pour un imposteur, ou pire, un hostie de pouceux de crayons improductif qui suce le sang des contribuables. Alors, j’explique à mon interlocuteur que je suis aussi développeur web, omettant par pure délicatesse que je gagne peut-être mieux ma vie que lui en travaillant moins d’heures.
Persuadé de m’avoir extorqué mon vrai métier, ce dernier peut rentrer en paix chez lui, rassuré que l’écriture ne soit pour moi qu’un hobby, comparable à ses soirées Netflix. Quand il regarde des séries écrites par des auteurs qui en vivent.
Crédit photo : La super Lili
Posté le 30 mars 2016