Cabinet
Mesdames et Messieurs, bonsoir.
Je vous remercie d’être venu si nombreux ce soir, pour rendre un dernier hommage à nos amis Richard Johnson et Élisabeth Johnson, deux êtres aussi inséparables que la SAQ et les marges abusives.
Seul le destin pouvait réunir ces deux personnalités totalement différentes, si on met de côté qu’elles avaient le même âge, les mêmes origines sociales, le même revenu annuel brut et le même nom de famille.
Pour bien comprendre la relation particulière qui unissait Richard Johnson et Élisabeth Johnson, il faut revenir à leur première rencontre en 2002.
À cette époque, Richard Johnson travaillait dans un cabinet d’ingénieurs en construction, qui n’avait pas encore été rendu célèbre par la commission Charbonneau.
Il s’était fait parmi ses collègues une réputation d’homme pragmatique et inventif, capable de réparer une chasse d’eau qui fuit, muni d’un simple élastique et de 20 kilos de plutonium.
Élisabeth Johnson travaillait quant à elle dans un cabinet d’avocats pour de grosses compagnies, dont le slogan était : « Licenciez ! On s’occupe du reste. »
Elle avait gagné tellement d’affaires contre des salariés renvoyés, que dans le milieu syndical, on l’appelait : « Celle dont on ne doit pas prononcer le nom ».
Le travail était la chose la plus importante dans la vie de Richard et Élisabeth. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, leur cabinet était toujours occupé.
Ce n’est toutefois pas dans un cabinet qu’ils se rencontrèrent mais à un souper spaghetti, destiné à collecter des fonds, pour l’association humanitaire « Rêve de politicien ».
Dès son arrivée dans la salle communautaire, Richard est tombé sous le charme cette belle brune aux yeux de feu qui le regardait avec un sourire coquin, mais on lui demanda de s’installer à une autre table, en face d’Élisabeth.
Comme vous le savez, Élisabeth et Richard ne brillaient pas pour leurs aptitudes sociales. Ni d’ailleurs pour leur générosité ou leur gentillesse, mais je m’éloigne du sujet.
Après quelques minutes de malaises qui parurent, ils arrivèrent cependant à lier conversation. Il lui parla des avantages du polystyrène expansé haute densité pour les fondations extérieures. Elle lui parla des enjeux d’harmonisation terminologique dans un contexte bilingue et bijuridique.
Vue de l’extérieur, cette discussion aurait pu sembler mortellement ennuyeuse, mais les spaghettis étaient écœurants.
Après une étude approfondie des paramètres vitaux et patrimoniaux de leur interlocuteur, Richard et Élisabeth estimèrent qu’un rapprochement physique était une option viable.
C’est dans le parc de stationnement de la salle communautaire qu’ils s’échangèrent leur premier baiser, dont ils garderaient à jamais en mémoire la saveur de sauce tomate et de viande bon marché.
En une soirée, Richard et Élisabeth étaient passés du statut de célibataires froids et distants ne vivant que pour leur travail, à celui de couple, froid et distant, ne vivant que pour son travail.
La suite, vous la connaissez : 10 ans de vie commune claire et calme comme un ciel d’été, qui ne fut jamais obscurci par le moindre nuage de passion ou de fantaisie sexuelle.
Je ne m’attarderai pas sur les marques de tendresses que Richard et Élisabeth se donnaient mutuellement au quotidien, faute de témoignages fiables.
En revanche, je peux vous dire que leur harmonie professionnelle était parfaite. Tellement parfaite, qu’ils s’associèrent avec leurs frères et sœur pour fonder le cabinet universel Johnson & Johnson & Johnson & Johnson & Johnson. Comme son nom l’indique, cette compagnie regroupait à la même place tous les cabinets imaginables : médecine, recrutement, clairvoyance… Le cabinet Johnson & Johnson & Johnson & Johnson & Johnson contenait plus de professions libérales au mètre carré que le parti du même nom.
Cette concentration offrait de nombreux avantages inédits. Par exemple, Si un client défendu par le cabinet d’avocat Johnson & Johnson & Johnson & Johnson & Johnson perdait son procès et se retrouvait en prison, il bénéficiait au moins d’une cellule confortable, conçue par les cabinets d’architecture Johnson & Johnson & Johnson & Johnson & Johnson.
Plus fort encore, de nombreux associés cumulaient plusieurs compétences. Le cabinet Johnson,Johnson, et caetera était par exemple le seul en mesure d’offrir un forfait « Conseil fiscal et traitement de canal », donnés simultanément par un comptable-dentiste.
Élisabeth et Richard se sont également lancés en politique. Ils étaient à deux doigts de réaliser leur rêve ultime en intégrant un cabinet ministériel. Hélas, la fatalité en a décidé autrement.
Il faudra attendre les résultats définitifs de l’enquête pour connaitre les causes exactes de l’effondrement de la maison qui a provoqué le décès de nos deux amis. Il semble cependant que Richard, qui en avait dessiné les plans, a manquéé de jugement quand il a décidé de réduire les coûts de construction en divisant par quatre le nombre de murs porteurs. Une petite entorse aux normes de sécurités qui avait été rendue possible par la découverte par Élisabeth d’une faille juridique insoupçonnée.
Aujourd’hui, j’ai une pensée pour tous les proches de Richard et Élisabeth, particulièrement pour leurs deux enfants qui ont par miracle échappé à cette tragédie : leur fils, Gustave One Trade Center Eiffel Johnson-Johnson, et leur fille, Trinity Ally McBeal Washington Kennedy Johnson-Johnson.
C’est par pure chance que ces derniers n’étaient pas sur les lieux au moment de la tragédie. Le premier parce qu’il était à son cours de violon pour nourrisson, la seconde parce qu’elle était en consultation chez son psychanalyste, qui tentait de comprendre pourquoi elle traitait déjà ses parents de vieux cons, 3 ans avant son entrée à la maternelle.
La route qui attend ces jeunes gens sans leurs parents s’annonce éprouvante, presque autant que lorsqu’ils étaient encore présents.
Le point positif est qu’ils bénéficieront chacun d’une prime d’assurance décès, d’un soutien psychologique et d’un conseil en réparation de sinistre de la part du cabinet Johnson & Johnson & Johnson & Johnson & Johnson.
Adieu Richard. Adieu Élisabeth. J’espère que votre oeuvre vous survivra, d’autant plus que je possède 14 % des parts de la compagnie. Je vous souhaiterais bien de reposer en paix, mais vous connaissant, vous êtes probablement déjà en train de hanter un cabinet fantôme.
Merci.
Posté le 22 juin 2014