Yann Rocq

Procrastinauteur et vidéaste intermittent

Fond

Il me fallut moins d’une seconde pour identifier Guillaume Lefèvre lorsqu’il entra dans le restaurant. Plus que les traits de son visage, je reconnus le ton sur lequel il s’adressa au serveur, comme si la nouvelle de l’abolition de l’esclavage ne lui était jamais parvenue.

Cela me faisait vraiment bizarre de revoir la moue méprisante de mon ancien camarade du secondaire, vingt-cinq ans après notre dernière interaction. Je mentirais cependant en disant que j’étais surpris. J’avais décidé de régler définitivement mes comptes avec lui, dès que j’avais appris qu’une affaire familiale me contraignait à retourner quelques jours à Blois.

Commune française moyenâgeuse de 46 000 habitants, Blois a la particularité, selon Wikipédia, d’être une des premières villes d’Europe à accuser ses juifs de crimes rituels, suite à la disparition inexpliquée d’un enfant chrétien en 1171. C’est aussi la ville qui a eu le privilège de voir mes poils pousser.

Je garde un bon souvenir de mon adolescence dans la région, malgré la forte présence d’une petite bourgeoisie de province qui aurait pu évoquer Flaubert, si Madame Bovary avait eu une carte de fidélité chez Yves Rocher.

La seule chose vraiment négative que je devais subir au quotidien se nommait Guillaume Lefèvre, le gars, qui plus de deux décennies plus tard venait de s’asseoir à la table d’un restaurant gastronomique, et que j’observais du fond de la salle, en tentant de ne pas me faire repérer.

Au secondaire, Guillaume appartenait à la catégorie des gars du fond de la classe. Comme les autres, celle-ci se formait spontanément à chaque rentrée scolaire, lorsque les élèves choisissaient dans les différents cours la table qu’ils occuperaient jusqu’à la fin de l’année.

La première rangée de tables, juste devant le bureau du professeur, était occupée par deux types d’élève : les conformistes brillants, qui planifiaient à la perfection leurs examens, leur avenir professionnel, et leur burnout à 35 ans ; et les conformistes déficients qui espéraient bénéficier de l’aura des premiers, le genre à voter avec un sac à patate sur la tête.

Les deux et troisièmes rangées étaient occupées par des élèves relativement sains et équilibrés, capables de faire la part des choses entre le travail et l’amusement, bref, des gens sans aucun intérêt.

La quatrième rangée était occupée par les inadaptés sociaux. Ceux qui s’emmerdaient tellement en cours qu’ils attendaient avec impatience la fin de leur jeunesse. J’occupais la table complètement à gauche.

La cinquième et dernière rangée était occupée par les voyous, ou plus exactement, par les faux voyous, puisque les vrais n’allaient pas en cours. Si vous avez suivi, c’est ici que ce trouvait Guillaume. Ma table était malheureusement juste devant la sienne. Si j’admets volontiers que performer à l’école n’a jamais fait partie de mes priorités, il faut reconnaître que Guillaume n’était pas le coach idéal.

À chaque cours, je vivais dans l’angoisse de subir son humour atypique, qui consistait à m’insulter dans mon dos, me donner des grosses claques derrière la tête, cracher sur le manteau que j’avais posé sur le dossier de ma chaise… bref, une atmosphère peu propice à l’assimilation des équations du second degré.

Son jeu préféré consistait à me taper sur l’épaule en mettant son index sur le côté de ma tête, afin que je me le prenne dans l’œil en me retournant. Par chance, j’appris à déjouer cette astuce le jour où il décida de remplacer son doigt par un compas.

J’étais loin d’être le seul à subir les agissements de Guillaume. Il poursuivait son œuvre jusqu’au fond de l’autobus scolaire, à une époque ou faire pression sur une fille pour qu’elle montre ses seins était juste considéré comme une chamaillerie un plus rude que la moyenne.

On aurait pu trouver toutes sortes de circonstances atténuantes au comportement de Guillaume : un milieu défavorisé, des parents chômeurs et toxicomanes, des difficultés d’apprentissage…

Cependant, aucune de ces hypothèses n’aurait été valide. Le père de Guillaume était un homme d’affaires riche et influent qui faisait fortune en vendant du vin local partout dans le monde. Femme au foyer, puisque le féminisme est un truc de pauvres, sa mère s’était entièrement consacrée à satisfaire les moindres caprice de son fils. La seule chose qui expliquait son attitude était la certitude de ne jamais manquer de rien. Même s’il se faisait renvoyer de l’école et commençait sa vie d’adulte avec le bagage culturel d’un électeur du Front National.

En le voyant en 2015 dans son costume trois-pièces en train de déguster son sanglier, je me disais qu’il avait probablement hérité de la compagnie de son père. Je me demandais comment il accueillait les nouveaux employés de son entreprise. Leur passait-il la bite au cirage ? les obligeait-il à avaler un crapaud mort ? Ou des crapauds vivants ?

Toutes ces idées ne faisaient que renforcer le plan que j’avais soigneusement établi. Bien que Guillaume était jadis plus grand que moi, c’était maintenant moi qui faisais une tête de plus que lui. J’avais au fond de la poche de ma veste de quoi lui rendre la monnaie de sa pièce. Malgré la voix au fond de moi qui me suppliait de bien réfléchir avant de commettre l’irrémédiable. J’avais définitivement décidé d’inverser le rôle du bourreau et de la victime.

Enfin, Guillaume a quitté sa table, et s’est dirigé vers le comptoir pour payer son repas. Je me suis levé à mon tour, un peu tremblant, en repensant à toutes les humiliations qu’il m’avait fait subir. La fois où il avait baissé mon maillot à la piscine, la fois où il m’a obligé à m’asseoir dans une corbeille à papier dans le Hall de l’école, la fois où il a versé un pot de colle dans mes notes de cours.

Je me suis placé derrière lui, j’ai pointé mon arme, et je lui ai donné une violente claque derrière la tête. Il s’est retourné, et il a pris mon doigt dans l’œil.

Posté le 11 octobre 2015

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