Yann Rocq

Procrastinauteur et vidéaste intermittent

Khmer

Marc le Khmer

Marc souffrait d’un égocentrisme maladif. Il vivait tellement à travers le regard des autres que la seule présence d’un aveugle était pour lui une insulte. Cela n’aurait pas été un gros problème s’il avait fait preuve d’un charisme ou de talents extraordinaires. Malheureusement, il n’avait pas les moyens d’assumer sa pathologie. Dans toutes les écoles qu’il avait fréquentées, dans toutes les compagnies où il avait travaillé, dans tous les partys où il était invité, il y avait toujours quelqu’un de plus flamboyant ou d’encore plus égocentrique que lui pour lui voler la vedette, ce qui le frustrait énormément.

Chacune de ses tentatives pour se rendre intéressant auprès de ses congénères avait échoué les unes après les autres. Il était trop peu patient pour apprendre à jouer d’un instrument de musique, pas assez brillant pour exhiber un diplôme prestigieux, pas assez cave pour participer à une émission de télé-réalité. Plus il essayait de se distinguer de la masse, moins les gens semblaient le remarquer. Il se sentait aussi insignifiant dans la foule que Charlie sans son chandail rayé.

Marc était tellement désespéré par ses échecs successifs qu’il finit par sombrer dans un des pires fléaux de la société : la généalogie. Il pensait que si rien chez lui n’était digne d’intérêt, il trouverait peut-être chez ses ancêtres un héros de la Deuxième Guerre mondiale ou un artiste peintre dont il pourrait glisser le nom en société. Après plusieurs semaines de recherche, il trouva enfin son bonheur : le certificat de naissance de son arrière-arrière grand-père indiquait qu’il avait vu le jour à Phmom Penh, capitale du Cambodge. Marc en déduit qu’il avait exactement 6,25 % de sang khmer dans les veines.

On aurait pu facilement objecter que ses yeux bleus et ses cheveux blonds cachaient parfaitement ses origines asiatiques. Le nom de l’ancêtre, « René Richard », laissait par ailleurs penser qu’il s’agissait plus probablement du fils d’un colon français que d’un natif khmer. Mais Marc jouissait d’une formidable aptitude à occulter les faits gênants, digne de rendre jaloux n’importe quel animateur de Radio X. Il était hors de question qu’il laisse filer cet exotisme qui lui tiendrait désormais lieu de signe distinctif.

Marc tira rapidement profit de la singularité que lui procurait sa nouvelle khmeritude. Il commença par boycotter les restaurants et les dépanneurs vietnamiens. Conformément à ses plans, ses amis s’en étonnèrent, ce qui lui donna l’occasion de faire un long monologue sur les rivalités ancestrales entre Cambodgiens et Vietnamiens, devant un auditoire subjugué. Il essaya également de dissuader ses amis de fréquenter plusieurs magasins de vêtements, car ils exploitaient son peuple dans les usines de textile.

Il s’adonna également à diverses coutumes khmères qui forcèrent l’admiration de son entourage, telles que la boxe khmère, le bouddhiste theravāda et la sous-alimentation. L’intérêt de ses proches diminua cependant beaucoup plus rapidement que Marc ne l’avait escompté. Se sentant à nouveau disparaître, il revendiqua son identité imaginaire de plus en plus fort et de plus en plus fréquemment.

Quand il s’adressait à ses proches, Marc commençait maintenant toutes ses phrases par « Vous, les Occidentaux ». À chaque fois qu’un humoriste avait le malheur de faire à la télévision une blague impliquant des Asiatiques, il se fendait d’une lettre ouverte à la Presse dans laquelle il dénonçait le racisme des Québécois.

Marc était devenu tellement insupportable que ses amis en venaient presque à regretter que son ancêtre n’ait pas fait partie des 1,7 million de victimes du régime communiste. Alors qu’ils le taquinaient gentiment jadis en l’appelant « Marc le Khmer », ils parlaient désormais dans son dos en le surnommant « Pol Poche ». Le vide se fit progressivement autour de lui. Il souffrait jadis que les gens ne le regardent pas, mais il n’y avait maintenant plus personne pour le regarder.

Marc était désemparé. Il comprit qu’il était temps de prendre quelques vacances afin de retrouver ses vraies racines, au Cambodge. Il prit l’avion pour le pays des Khmers en pleine saison des pluies. Une période déconseillée par la plupart des guides touristiques, mais qui convenait à merveille à des quasi-natifs comme lui. Le voyage se déroula beaucoup moins bien que prévu. Malgré les cours du soir de langue khmère qu’il avait suivis assidument, Marc ne comprit pas pourquoi les habitants lui répondaient systématiquement en anglais. Dès le premier jour, il attrapa une forte fièvre qui ne semblait jamais vouloir le quitter. Cela ne le dissuada pas de louer une voiture à Phnom Penh afin de visiter le pays. Il roula des heures, sans trop savoir où il allait, se laissant griser par les paysages qu’avait jadis connus son arrière arrière grand-père.

À la sortie d’un village, il s’arrêta dans un marché où une jeune femme lui proposa des tarentules frites. Il refusa poliment, expliquant qu’il était du coin et qu’il pouvait les capturer lui-même. L’éclat de rire de la vendeuse le vexa tellement qu’il reprit la route vers la forêt la plus proche pour se mettre en chasse et lui rapporter une preuve de ses dires. Même s’il se souvenait mal du reportage du National Geographic où il avait vu comment on attrapait ces araignées, il était persuadé qu’il pouvait chasser à l’instinct grâce au sang khmer qui coulait dans ses veines. Les araignées se montrèrent toutefois beaucoup plus rapides que le petit bâton avec lequel il essayait de les maitriser. Au bout de 10 minutes de chasse, il avait tellement de traces de morsure sur les doigts qu’il aurait pu jouer dans une campagne publicitaire de la CSST.

Heureusement, bien qu’extrêmement douloureuses, les morsures des tarentules cambodgiennes ne sont pas mortelles. On ne peut pas en dire autant de la mine antipersonnelle oubliée sur laquelle Marc marcha par inadvertance.

Marc fut rapatrié d’urgence au Canada. Il resta plusieurs jours dans le coma. Quand il se réveilla. Il entendit dans une semi-inconscience ses amis qui parlaient de lui dans sa chambre d’hôpital. Ils se sentaient énormément coupables de l’avoir abandonné, et discutaient de la manière dont ils pouvaient s’occuper de lui maintenant qu’il n’avait plus ses jambes. Marc esquissa un sourire. Il n’avait plus besoin d’être Khmer pour être le centre de l’attention.

Posté le 26 mai 2013

Partager

© 2021 Yann Rocq.